L’addiction telle que conceptualisée par Ferenczi

par Thomas Tisserand, aide conseiller

De la bière consommée par les Natoufiens il y a 13 000 ans à la « plante de la joie » que cultivaient les Sumériens quelques millénaires plus tard, en passant par les ingestions rituelles d’hallucinogènes naturels, des paradis artificiels baudelairiens et des fins tragiques du « club des 27 », nul ne peut ignorer le penchant qu’entretient depuis toujours sapiens pour les psychotropes. Toutefois, si la consommation de ces derniers s’avère plus souvent bénigne que maligne, les données montrent bien le sérieux des conséquences qu’ils peuvent entraîner, notamment l’addiction, problème sur lequel s’est penché le neurologue et psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi.

Quelque peu délaissée par la psychanalyse à ses débuts, l’addiction intéressera tout particulièrement Ferenczi à l’orée des années 1910. Avant d’aborder sa conception, il semble pertinent de souligner l’intuition de Freud lorsqu’il avance, dans une lettre à Karl Abraham, que les drogues ne seraient «[…] que le substitut de la toxine unique, encore à rechercher, que l’ivresse de l’amour produit.» Malgré ses airs d’aphorisme, ce bref énoncé s’avère aujourd’hui partiellement confirmé par certaines découvertes quant au rôle de la dopamine dans les conduites addictives et dans l’attraction.

Plusieurs éléments théorisés par Ferenczi s’avèrent toujours fort pertinents dans la clinique contemporaine des addictions. Notons ici sa compréhension de la substance addictive en tant que « poison-contre-poison » ainsi que celle du rôle de la compulsion de répétition dans l’addiction. Soulignons également qu’à la lumière de sa conception, toutes les dépendances se valent ; dans l’hyperphagie, la cocaïnomanie ou l’alcoolisme, le processus demeure essentiellement idem. Ferenczi reprend l’idée de Freud selon laquelle la substance exogène viendrait en quelque sorte palier au déficit d’une substance endogène et ainsi mettre en échec certains mécanismes tels que la censure, les sublimations, voire les dépenses libidinales en refoulement. Ainsi, l’alcoolique s’enivrerait afin de faire taire sa souffrance en suspendant, le temps d’un verre, ses remparts contre l’angoisse qui le ronge, de quelque nature qu’elle soit.

Un autre apport de Ferenczi à la clinique de l’addiction se situe au niveau de l’étiologie des troubles de dépendances. Pour lui, il est clair qu’à l’instar de la somatisation chez l’hystérique, l’addiction est un symptôme d’une pathologie et non un trouble acausal. Bien qu’on puisse aujourd’hui considérer cela comme une platitude, au temps de Ferenczi, certains psychiatres soutenaient que l’addiction à l’alcool, par exemple, causait le trouble psychique. Ferenczi prône donc la guérison de l’addiction plutôt que sa suppression ; guérison qui passerait par la découverte de la fonction psychique du comportement lors de la cure psychanalytique. Après avoir tenté d’interdire la consommation à ses patients alcooliques, Ferenczi constatera l’infécondité de cette méthode qui menait immanquablement à une décompensation ou à une rechute. Pour soutenir sa thèse, il recourt aux statistiques de l’armée allemande qui, à la suite d’une campagne antialcoolique, avait bel et bien vu le taux de consommation chuter en ses rangs mais, en contrepartie, avait observé les taux de névrose et de psychose croître significativement.

Il est intéressant de noter que les vues de Ferenczi sur l’analyse des cas dits « difficiles », comme ceux des toxicomanes et des alcooliques, sont en partie à la base de maintes querelles entre lui et Freud à la suite desquelles Ferenczi s’est vu frappé d’ostracisme et même réduit au musèlement. Devant le déroulement usuel des cures de patients addictés, il décriait la violence de la neutralité propre aux analystes de son temps en optant pour une plus grande « élasticité » dans le traitement ainsi que pour une attitude plus humaine et bienveillante. Ferenczi voulait ainsi éviter le clivage que peut causer le sentiment de solitude que la neutralité analytique avait tendance à exacerber chez les sujets sur-fragilisés et qui rendait la cure impraticable, voire impossible selon certains psychanalystes de l’époque.

Au demeurant, il appert que la contribution théorique et clinique de Ferenczi à la psychanalyse de l’addiction soit considérable, tant par ses élaborations sur des pathologies jusqu’alors inexplorées que par sa remise en doute des pratiques de son temps, et cela en ramenant au premier plan l’enjeu fondamental de toute démarche thérapeutique : le mieux-être du patient.